Au cours de la première décennie du 21ème siècle, les migrations turques vers l’Europe se sont inversées pendant plusieurs années consécutives. Toute une génération issue de l’immigration turque en Europe était tentée de se détourner de son pays d’accueil pour rejoindre son pays d’origine, en envisageant de s’y établir durablement.  Au moins deux causes expliquaient alors ce phénomène. Sur le plan politique, la Turquie, candidate officielle à l’Union européenne (UE), réalisait des profondes réformes pour parfaire sa démocratie et son État de droit. Sur le plan économique, ce pays affichait un taux de croissance flatteur et disposait d’une monnaie stable ; ce qui ouvrait bien sûr des perspectives attirantes pour les jeunes diplômés de la diaspora turque en Europe. Dix ans plus tard, cette situation prometteuse semble avoir tourné court. Certes, le miracle économique turc s’est essoufflé, mais si de nombreux jeunes ont tendance à regarder à nouveau vers l’Europe pour y faire des projets de vie, il semble aussi que ce soit pour des raisons politiques. En 2020, en France notamment, la Turquie était le 5e pays d’origine des demandeurs d’asile (le 11e seulement en 2019). Cette situation est le résultat d’une rigidification constante du système politique turc, à partir du début des années 2010.

L’amorce d’une rigidification du régime politique de l’AKP

Il y a une dizaine d’années, alors même que l’AKP entame sa deuxième décennie d’exercice du pouvoir, l’armée paraît avoir définitivement perdu son influence politique, épuisée par les procès pour complot, montés contre elle par les procureurs du mouvement Gülen (affaires Ergenekon, Balyoz…). Le système de démocratie contrôlée que les militaires avaient imposé au cours de la seconde moitié du 20e siècle semble avoir vécu. Lorsqu’éclate les printemps arabes en 2010-2011, la Turquie est souvent présentée comme un exemple à suivre aux pays arabes en révolte. Le « modèle turc » ne tarde pas cependant à montrer qu’il n’est pas tout à fait exemplaire. En 2013, le gouvernement réprime sans ménagement le mouvement de Gezi, qui proteste contre le réaménagement de la place Taksim à Istanbul et plus généralement contre les grands projets du régime, voire contre l’accroissement de l’emprise de ce dernier sur les modes de vie. Cette année-là, éclate aussi au grand jour le conflit entre l’AKP et le mouvement Gülen. Cette fracture au sein de la mouvance au pouvoir génère de premières purges principalement dans la police et la justice. La Turquie entre ainsi dans un processus de suspicion et de répression qui ne va plus cesser, alors même qu’en 2014, suite à l’élection de Recep Tayyip Erdoğan à la présidence (organisée pour la première fois au suffrage universel), le régime se personnalise et se centralise.

Le retour de la question kurde

L’année suivante, après le revers important qu’il enregistre, lors des élections législatives de juin 2015, Erdoğan met un terme au processus de paix avec les Kurdes, qui avait connu des développements encourageants depuis 2009. Cette décision provoque une reprise des affrontements armés dans le sud-est du pays, notamment des guérillas urbaines sans précédent, qui sont durement réprimées. En novembre 2015, à l’occasion de législatives anticipées organisées dans le contexte de ces tensions, l’AKP retrouve sa majorité au parlement où le parti légal kurde (HDP) réussit néanmoins à se maintenir, devenant le cauchemar du régime qui ne parvient pas à le faire disparaître (une tentative récente de dissolution devant la cour constitutionnelle a échoué, en mars 2021). Toutefois, plus d’une dizaine de députés de cette formation sont poursuivis en justice et parfois emprisonnés, comme ses ex-leaders, Selahattin Demiraş et Figen Yüksekdağ. De nombreuses municipalités détenues par le HDP sont en outre placées sous administration directe du ministère de l’Intérieur.

Le tournant autoritaire

L’échec du coup d’État du 16 juillet 2016 (ourdi entre autres par le mouvement Gülen) a accéléré le durcissement du régime, car non seulement il a permis le lancement de purges d’une ampleur inconnue (même après les interventions militaires du siècle précédent), mais surtout il a favorisé l’extension de la répression par la mise en œuvre de l’état d’urgence. Des universitaires réputés, qui avaient signé une pétition protestant contre l’abandon du processus de paix avec les Kurdes, ont ainsi été mis à pied, et parfois emprisonnés. Des militaires ou des intellectuels qui se trouvaient à l’étranger au moment du coup d’État ont préféré y rester, par peur de représailles. Surtout, en 2017, l’AKP s’est allié au parti d’extrême-droite MHP pour faire adopter une importante révision constitutionnelle, qui a fait disparaître le régime parlementaire et imposé un régime présidentiel autoritaire. Dans un tel contexte, où de surcroit les grands groupes médiatiques sont désormais dans les mains du régime, si une opposition légale demeure et espère bien l’emporter en 2023, de nombreux acteurs de la société civile sont tentés, voire contraints à l’exil.

Contribution de Jean Marcou, professeur à Sciences Po Grenoble, directeur du Master Méditerranée-Moyen-Orient (MMO), publiée en juin 2021 dans la 21ème édition de l’ouvrage « État des lieux de l’asile en France et en Europe » de Forum réfugiés-Cosi.