En novembre 2024, lors d’une conférence intitulée, « les femmes nigérianes victimes de traite sexuelle en Europe - parcours migratoires et prise en charge », Elodie Apard, socio-historienne chercheure à l'Institut de recherche pour le développement (IRD), a apporté son éclairage sur ce phénomène de traite, au regard de l’histoire contemporaine, politique, économique et sociale du Nigeria.

Lors d’un webinaire sur le parcours et la prise en charge des femmes nigérianes victimes de traite, organisé par Forum réfugiés le 14 novembre 2024, la chercheuse Elodie Apard de l’Institut de recherche pour le développement (IRD) a débuté son exposé par quelques éléments historiques.

Jusqu’au XVIIIe siècle, plusieurs entités politiques importantes émergent au Nigéria. Après une période de colonisation britannique d’un siècle, le pays accède à l'indépendance le 1er octobre 1960. Le pays connaît ensuite la guerre du Biafra de 1967 à 1970, un boum pétrolier jusqu’en 1975, et un enchaînement de dictature et coups d’état. Un retour de la démocratie a lieu en 1999. Les années 2010 sont marquées par un conflit entre le groupe “Boko Haram” (considéré comme groupe terroriste) et l’État fédéral nigérian. Localisé d’abord dans le nord-est, le conflit se régionalise à partir de 2013, ce qui génère deux millions de déplacés internes, un nombre de morts direct et indirects estimés à 300 000 et une réponse militaire extrêmement meurtrière.

Le Nigeria, pays le plus peuplé d'Afrique avec 220 millions d'habitants, est composé d’une mosaïque d’ethnie et de langues. Des divisions internes au sein des sphères islamiques et chrétiennes existent, alors que les tensions intercommunautaires sont souvent interprétées comme des crises religieuses.

Les problèmes structurels sont importants : l’accès à l’eau potable est rare, l’électricité est limitée, les secteurs d’éducation et de santé sont sacrifiés. Le service public (transports, poste, réseau routier…) s’est effondré. Le pays, 10ème producteur mondial de pétrole, base son économie sur cette richesse, au détriment des secteurs agricoles et industriels.

Lors de la conférence, Elodie Apard a ensuite insisté sur le contexte socio-économique comme facteur de développement de la traite. La société nigériane est très hiérarchisée et les inégalités sociales persistantes. Dans l’espace familial, la soumission aux parents est de rigueur ; les violences intra-familiales, les violences des rapports de classes et de genre sont fréquentes. Les Nigérians subissent régulièrement des violences policières, dans un climat de corruption et de détournements, d’impunité, de clientélisme politique. Le système judiciaire alternatif aggrave aussi les conditions de vie des Nigérians.

Perçu comme un moyen de sortir de la misère, la prostitution et la traite sont solidement ancrées dans l’État d’Edo. Les candidates à l’exil contractent un prêt représentant des montants exorbitants, sachant que le prêt sur gage est une pratique ancienne au Nigeria. La traite nigériane se caractérise alors par une servitude pour rembourser la dette, un niveau de contrôle et de coercition élevés ainsi qu’une emprise psychologique et spirituelle importante. Les Nigérians aiment par ailleurs afficher leur réussite, quels que soient les moyens pour atteindre celle-ci (comme l’enrichissement personnel basé sur la traite, ou la prostitution forcée). Ainsi des « Women’s Clubs » mettant en scène la réussite des femmes, contribuent à l’exploitation sexuelle de ces dernières.

Dans un article, Elodie Apard et Precious Diagbova, toutes les deux chercheuses spécialistes de la traite, expliquent qu’au cours des vingt dernières années, le phénomène de traite des jeunes filles et des femmes nigérianes vers l'Europe s’est amplifié. Ces dernières représentent aujourd'hui la majorité des victimes exploitées sexuellement en France.

Les parcours migratoires des Nigérianes sont caractérisés, dès leur départ, tout au long du trajet et dans les pays d’accueil, par un niveau de pression et de contrôle permanent. Une fois en Europe, contraintes à la prostitution, elles subissent des formes multiples de violences, qui perdurent parfois au-delà de la période d'exploitation. La prise en charge de ces femmes est donc particulièrement complexe.

En mars 2018, l’Oba de Benin (monarque héritier du trône du royaume de Benin), autorité religieuse suprême pour l’ensemble du peuple Edo, a condamné ouvertement les serments « scellés à des fins de trafic humain » (cérémonie du Juju). Il a alors déclaré que les rituels organisés pour sceller les contrats passés entre les candidates (volontaires ou non) au départ et leurs proxénètes sont passibles de malédiction, voire de mort. Selon Elodie Apard, cette pratique a permis de diminuer le processus de traite, même si elle n’a pas complètement disparu. En effet, afin de contourner l’interdiction, des trafiquants ont délocalisé les cérémonies en dehors de l’État d’Edo, vers les États voisins d’Ondo et Delta, des territoires sur lesquels l’autorité de l’Oba ne s’exerce pas. De plus, les réseaux de traite ont tendance à recourir à des méthodes de contrôle et de coercition plus violentes sur les femmes et leur famille.

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