En novembre 2023, la Commission européenne a proposé une nouvelle directive dans le but de lutter contre le trafic de migrants vers et dans l’Union européenne. Les colégislateurs, le Conseil de l’UE et le Parlement européen, montrent d’ores et déjà des divergences, en particulier sur l’ampleur de la définition du trafic : trop large, elle pourrait permettre des poursuites à l’encontre des personnes ou organisations apportant une aide humanitaire sans contrepartie.

Les crises émergentes et qui s’aggravent dans de nombreux pays tiers, tels que les récessions économiques, les catastrophes environnementales causées par le changement climatique, ainsi que les conflits et la pression démographique, tout comme le manque de voies légales, augmentent la demande de services de passages irréguliers dans l’Union européenne (UE). En 2023, environ 380 000 entrées irrégulières – le chiffre le plus élevé depuis 2016, en augmentation de 17 % par rapport à 2022 – ont été détectées aux frontières extérieures de l’UE. Cette augmentation correspond à une hausse des activités des passeurs de migrants, qui seraient plus de 15 000 – un record – selon l’analyse des risques 2023/2024 de l’agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes (Frontex). Selon Europol, l’agence européenne de coopération policière et judiciaire, plus de 90 % des personnes qui franchissent les frontières de l’UE irrégulièrement le feraient avec l’aide de passeurs.

Les migrants, en plus de perdre leurs économies, s’exposent à un risque d’exploitation, mais aussi au risque de décès. L’Organisation internationale pour les migrations (OIM) estime qu’en 2023, 4 144 personnes – le nombre le plus élevé depuis 2016 – ont disparu ou sont mortes en tentant de rejoindre l’Europe en raison notamment des embarcations inaptes et surpeuplées utilisées par les passeurs et des risques pris pour éviter les garde-frontières. Il est, par conséquent, nécessaire de lutter contre le trafic de migrants, tout en préservant les droits fondamentaux des personnes. 

L’UE dispose actuellement d’une directive (2002/90) définissant l’infraction d’aide à l’entrée, au transit et au séjour non autorisés dans l’UE, qui oblige les États membres à criminaliser celle-ci, et d’une décision-cadre (2002/946) qui la complète – sans effet direct, mais obligatoire quant aux résultats à atteindre pour les États membres. Cependant, ces textes ont été largement critiqués pour leur incapacité à assurer une sécurité juridique et une uniformité dans l’UE. En effet, il existe de nombreuses divergences entre les États membres, en particulier en ce qui concerne les sanctions et les exemptions pour ceux fournissant une aide humanitaire.

C’est pour cela, qu’en novembre 2023, la Commission européenne a proposé une nouvelle directive, qui remplacerait les textes actuels, visant à moderniser – en s’adaptant aux nouveaux modus operandi des criminels – et à renforcer le cadre juridique de lutte contre le trafic de migrants.

La proposition vise à criminaliser l’aide à l’entrée, au transit et au séjour non autorisés pour un avantage financier ou matériel ou la promesse de celui-ci ; l’aide qui est susceptible de causer un préjudice grave à une personne même si elle est effectuée sans avantage financier ou matériel ; et l’incitation publique de ressortissants de pays tiers à entrer, transiter ou rester irrégulièrement. La proposition vise aussi à étendre la compétence des États membres aux situations où les tentatives visant à faciliter l’entrée illégale échouent et entraînent la perte de vies humaines. Cela inclut les situations où des bateaux coulent dans les eaux internationales avant d’atteindre les eaux d’un État membre. Elle établit des règles minimales sur les sanctions, y compris pour les personnes morales. Ces sanctions peuvent, par exemple, consister en une amende, la révocation des permis ou autorisations pour se livrer aux activités qui ont mené à la commission de l’infraction, l’exclusion de l’accès à des financements publics, une saisie et le gel des ressources, ou encore un retour. En outre, la directive proposée élargit le champ de compétence pour inclure les infractions commises par des entités juridiques qui exercent leurs activités dans l’UE, mais qui ne sont pas nécessairement établies sur son territoire. Elle comprend également les infractions commises à bord de navires ou d’aéronefs immatriculés dans un État membre ou battant pavillon d’un État membre. Par ailleurs, la Commission propose d’obliger les États à mettre en œuvre des campagnes d’information et de sensibilisation afin de prévenir le trafic de migrants et à établir une collecte de données.

En mars 2024, au sein du Conseil de l’UE – colégislateur - la présidence belge a distribué un document non-officiel résumant les commentaires des États membres sur la proposition, dans lequel il est indiqué que certains gouvernements semblent favoriser la criminalisation maximale et considèrent que la définition est trop restrictive en ce qui concerne les « avantages financiers ou matériels ». Mi-avril 2024, la présidence belge a distribué une proposition de compromis dans laquelle les éléments financiers et matériels sont exclus de la définition des infractions.

Du côté du Parlement européen – également colégislateur- la rapporteure Birgit Sippel  (réélue en juin) souligne que la proposition ne contient aucune disposition juridique contraignante garantissant que l’aide humanitaire ne sera pas criminalisée. En effet, cela n’apparait pas dans les exemptions prévues par le texte (considérant numéro 7) qui prévoit de ne pas criminaliser les ressortissants de pays tiers du fait « qu’ils ont été l’objet de telles infractions », du fait d’aider des membres de leur famille, et du fait d’apporter une aide humanitaire ou de répondre aux besoins humains fondamentaux lorsque cette assistance est fournie conformément à la loi. Le considérant numéro 10 mentionne par ailleurs l’interdiction de refouler des personnes ayant besoin d’une protection internationale.

Le Comité économique et social européen – qui a un pouvoir consultatif - a quant à lui mis en garde contre les conséquences graves que la directive pourrait avoir sur les droits fondamentaux des migrants et de ceux qui leur apportent une assistance pour des raisons humanitaires.

Il semble ainsi impératif d’opter pour des définitions restreintes des infractions, afin d’éviter la poursuite de personnes innocentes, qu’il s’agisse de migrants, d’individus ou d’organisations fournissant des services humanitaires et une assistance aux ressortissants de pays tiers.  Le protocole des Nations unies contre le trafic illicite de migrants, qui complète la Convention contre la criminalité transnationale organisée, que l’UE a ratifié en 2006, exige notamment la présence d’un avantage financier ou d’un autre bénéfice matériel comme condition pour criminaliser l’aide à une entrée ou un séjour irréguliers.

Qui plus est, en février 2024, le rapporteur spécial des Nations unies sur la situation des défenseurs des droits de l’Homme a formulé des recommandations sur la proposition. Selon le document, le texte devrait inclure une exception humanitaire, excluant les actes de solidarité du crime de trafic de personnes. La nouvelle infraction d’incitation publique devrait être supprimée, ou sa définition devrait être grandement améliorée, afin de ne pas être utilisée pour criminaliser les défenseurs des droits de l’homme.