Pologne : vers une suspension temporaire du traitement des demandes d’asile aux frontières ?
Depuis 2021, la Pologne fait face à des arrivées d’exilés à sa frontière avec la Biélorussie, parfois instrumentalisées par celle-ci. En octobre 2024, le Premier ministre a annoncé vouloir y suspendre temporairement le traitement des demandes d’asile, et le Conseil européen a appelé à des « mesures appropriées » qui doivent s’inscrire dans le cadre légal en vigueur.
L’instrumentalisation de migrants est définie dans le nouveau règlement de l’Union européenne (UE) dit « crise » (voir notre article sur le sujet), qui entrera en application en juin 2026, comme la pratique d’un pays tiers ou d’un acteur non-étatique hostile qui encourage ou facilite la circulation de ressortissants de pays tiers et/ou d’apatrides vers les frontières extérieures ou vers un État membre, dans le but de déstabiliser l’UE ou un État, lorsque ces actions sont susceptibles de mettre en péril des fonctions essentielles d’un État membre, y compris le maintien de l’ordre public ou la sauvegarde de sa sécurité nationale.
Cette pratique a notamment touché la Pologne, la Lituanie et la Lettonie en 2021. De nombreux exilés d’Irak voyaient leur arrivée sur le continent européen organisée par la Biélorussie, puis étaient poussés vers l’UE, déstabilisant les systèmes d’accueil de ces trois pays. La Commission européenne formula alors une proposition de décision du Conseil relative à des mesures provisoires d’urgence en faveur de ces trois pays, sur la base de l’article 78, paragraphe 3, du Traité sur le fonctionnement de l’UE (TFUE), permettant d’établir des mesures ad hoc en cas de « situation d’urgence caractérisée par un afflux soudain de ressortissants de pays tiers ». Parmi les mesures proposées figuraient les possibilités d’établir des points d’enregistrement des demandes d’asile à la frontière et de restreindre le nombre d’enregistrement. Peu après, elle proposa également un règlement afin de faire face à de possibles nouvelles situations de déstabilisation de l’UE par l’instrumentalisation de réfugiés, dans le but de créer un système de réponse pérenne. Cependant, les négociations sur les mesures provisoires ont été abandonnées, un accord n’ayant pas été trouvé entre les États membres et les afflux vers les États frontaliers de la Biélorussie ayant diminués (le critère de l’urgence de l’article 78.3 n’était plus présent). Les négociations relatives au règlement sur l’instrumentalisation ont également été abandonnées par manque de consensus.
En mai 2024, le Pacte de l’UE sur la migration et l’asile a été adopté par les institutions co-législatrices (Parlement européen et Conseil de l’UE). Parmi les textes adoptés, le règlement visant à faire face aux situations de crise et aux cas de force majeure a repris certaines dispositions de la proposition de règlement sur l’instrumentalisation. Il prévoit notamment qu’en cas d’instrumentalisation, le ou les États confrontés à la pratique puissent solliciter des mesures de solidarité d’autres États membres ou des mesures dérogatoires au régime commun, telles qu’une prolongation du délai d’enregistrement des demandes (jusqu’à 4 semaines) et une prolongation de maximum six semaines de la procédure d’examen des demandes à la frontière.
En octobre 2024, le Premier ministre polonais, Donald Tusk, a annoncé que la Biélorussie et la Russie continuent d’utiliser des exilés comme arme de déstabilisation. Plus de 26 000 passages irréguliers de la frontière polonaise depuis la Biélorussie ont été détectés de janvier à septembre 2024. Le Premier ministre a annoncé en conséquence vouloir suspendre temporairement le traitement des demandes d’asile dans les endroits où la frontière est généralement franchie irrégulièrement. De plus, il a affirmé envisager de ne pas mettre en œuvre le Pacte de l’UE sur la migration et l’asile. Il est à noter que seules la Pologne et la Hongrie s’y sont opposées, mais ce dernier a été adopté à la majorité qualifiée au sein du Conseil ce qui ne laisse normalement pas de marge de manœuvre aux États qui y sont opposés.
Le 17 octobre 2024, le Conseil européen (réunissant les chefs d’États et déterminant les axes politiques à suivre) a publié ses conclusions, dans lesquelles il dénonce les actions de la Russie et de la Biélorusse, exprime sa solidarité avec la Pologne et avec les États membres confrontés à ces défis, considère que ces situations exceptionnelles appellent des mesures appropriées et réaffirme sa volonté de lutter contre « l'instrumentalisation des migrants à des fins politiques ». Malgré cet appui politique, la suspension temporaire évoquée par les gouvernants polonais se heurte à des obstacles juridiques.
Les normes de l’UE en vigueur et applicables ne permettent pas de suspendre le traitement des demandes d’asile. Le règlement « crise » ne permet pas des suspensions indéfinies, mais des prolongations des délais d’enregistrement et de traitement et il ne peut être appliqué de manière anticipée, c’est-à-dire avant la date officielle d’application qui résulte de la procédure législative. Les deux options envisageables pour soutenir la Pologne pourraient être, d’une part, une nouvelle proposition de mesures sur base de l’article 78.3 du TFUE de la Commission européenne, et, d’autre part, une proposition de la Commission européenne de réforme de la date d’application du règlement « crise ».
Par ailleurs, les mesures adoptées ne peuvent en toute état de cause mener à une violation du principe de non-refoulement, autrement dit de non-renvoi de personnes sur le territoire d’un État où leurs vies ou libertés seraient menacées (principe reconnu par la Convention relative au statut des réfugiés de 1951, que l’UE s’engage à respecter dans le TFUE). La possibilité de restreindre les enregistrements fait courir le risque que toutes les demandes ne soient pas enregistrées, et que des refoulements aient donc lieu. Les États ne peuvent exposer quiconque à un risque réel pour sa vie, ou à la torture ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants, même lorsqu'ils sont confrontés à des défis importants liés à la migration.
En outre, selon le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, M. O'Flaherty, la Pologne prend déjà des mesures de retours sommaires à la frontière avec la Biélorussie, facilitée par des changements de la législation nationale en 2021, qui ne permettent pas le plein respect des normes internationales en matière de droits humains. L’UE pourrait donc se pencher davantage sur des mesures de sanction au regard de ces pratiques, plutôt que de réfléchir à leur consécration juridique.