Le droit à la vie privée et familiale, une protection relative contre l’éloignement
Le droit français prévoit, pour chaque type de mesure d’éloignement, des situations dans lesquelles elles ne peuvent pas s'appliquer, au regard de considérations liées à un mariage, un lien de parenté ou une durée de présence importante en France. Le juge doit également veiller à ce qu’une mesure d’éloignement ne porte pas une atteinte disproportionnée au droit à la vie privée et familiale. En cas d’actes graves commis par un étranger, ce droit fondamental ne fait généralement pas obstacle à son éloignement.
La législation actuelle permet à l’administration d’éloigner des étrangers sur la base d’une obligation de quitter le territoire français (OQTF), d’une interdiction du territoire français (ITF) ou d’un arrêté d’expulsion. Certaines dispositions rendent cependant impossible l’éloignement d’une personne en raison de l’intensité de sa vie privée et familiale sur le territoire, notamment au regard de la filiation, du mariage, et de la durée de présence en France.
Dans le cas de figure bien particulier où l’étranger fait montre « d’un comportement de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de l'Etat, ou liés à des activités à caractère terroriste, ou constituant des actes de provocation explicite et délibérée à la discrimination, à la haine ou à la violence contre une personne déterminée ou un groupe de personnes » (Code de l’entrée, du séjour des étrangers et du droit d’asile, art.L.631-3), aucun élément lié à la situation familiale et personnelle ne fait obstacle à l’édiction d’une mesure d’éloignement.
Ce cadre juridique s’appuie sur le droit à la vie privée et familiale, consacré par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) mais aussi par plusieurs autres normes issues du droit international. À l’échelle nationale, le Conseil constitutionnel s’est appuyé sur le préambule de la Constitution de 1946 (alinéa 10) pour reconnaître un droit de mener une vie familiale normale et censurer certaines dispositions législatives qui y porteraient atteinte.
À partir de 1991, le Conseil d’État a accepté de vérifier qu’une mesure d’éloignement ne porte pas une atteinte excessive à la vie privée et familiale en s’appuyant sur l’article 8 de la CEDH. La prise en compte de la vie privée et familiale peut ainsi faire obstacle à l’édiction d’une mesure d’éloignement lorsqu’un étranger se trouve dans les situations prévues par la loi et/ou à la mise en œuvre d’une telle mesure lorsqu’elle est examinée par le juge administratif au regarde de l’article 8 CEDH.
Cette protection au titre de la vie privée et familiale n’est cependant pas absolue. L’article 8-2 de la CEDH fixe une limite au droit à la vie privée et familiale si et uniquement si « cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui ».
Il appartient ainsi aux juridictions saisies de telles affaires de concilier les exigences de la protection de la sûreté de l’Etat et de la sécurité publique avec la liberté fondamentale que constitue le droit à mener une vie privée et familiale normale. Le juge met en balance d’un côté les éléments liés à la vie privée et familiale (liens familiaux en France, durée de présence etc.) et de l’autre la gravité des actes commis ou de la menace que représente la présence de l’étranger sur le territoire français. Dans une affaire très médiatisée au cours de cet été 2022, le Conseil d’État a appliqué ce raisonnement pour décider le 30 août 2022 qu’il n’y avait pas lieu de suspendre un arrêté d’expulsion adressé à un ressortissant marocain. Ce dernier était accusé de tenir « un discours complotiste et de victimisation des musulmans émaillés de propos incitant à la haine et à la violence envers certains individus, notamment de nature antisémite et discriminant envers les femmes, caractérisant un discours contraire aux valeurs de la République appelant au séparatisme et contribuant, grâce à la large audience dont il dispose sur internet, à la propagation d’idées extrémistes portant atteinte à la cohésion nationale ». Pour ce motif, il a fait l’objet d’une mesure d’expulsion du territoire français et de retrait de titre de séjour.
Le tribunal administratif de Paris avait suspendu cette décision en considérant qu’elle portait « une atteinte grave et manifestement illégale à la vie privée et familiale ». Le Conseil d’État n’a pas retenu de violation grave à la vie privée et familiale en avançant que la personne, bien que née en France et y résidant depuis sa naissance, ne démontre pas être privée de toute attache au Maroc, est mariée avec une ressortissante marocaine qui ne serait exposée à aucune difficulté afin de l’y rejoindre le cas échéant, tandis que ses enfants français sont majeurs et ne dépendent plus de leur père. Aussi, la Haute juridiction administrative retient que les actes de provocation explicite et délibérée à la discrimination ou à la haine contre une personne déterminée ou un groupe de personnes au sens de l’article L. 631-3 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile sont de nature à fonder la décision d’expulsion.
Au-delà de l’article 8 CEDH, les juridictions sont également tenues de veiller à ce que le requérant ne soit pas exposé à des risques réels en cas de retour dans son pays d’origine de se voir infliger des actes de torture ou des traitements inhumains et dégradants contraires à l’article 3 de la CEDH. Contrairement à l’article 8, cet article 3 est indérogeable : aucune circonstance ne permet à un État de porter atteinte à ce droit, y compris pour des raisons d’ordre public ou de sécurité nationale.