Les défaillances du système d’accueil des demandeurs d’asile en France sont régulièrement commentées, notamment au regard du sous-dimensionnement d’un dispositif national d’accueil qui héberge moins de la moitié des demandeurs d’asile éligibles à ce dispositif. Au cœur de l’été, le Défenseur des droits (autorité administrative indépendante veillant au respect des droits et libertés) Jacques Toubon a publié deux décisions sur ce thème le 10 juillet 2020 – avant de laisser sa place quelques jours plus tard à Claire Hédon nommée pour le prochain mandat de six ans.

La première décision porte sur la transformation de la carte sur laquelle est versée l’allocation pour demandeurs d’asile (ADA), d’une carte de retrait à une carte de paiement. La Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), autre autorité administrative indépendante, s’était déjà exprimée en début d’année sur cette réforme instaurée en novembre 2019 en demandant le remplacement de la nouvelle carte ADA par une carte de retrait et de paiement (voir notre article de newsletter de février 2020).

Tout d’abord, le Défenseur des droits souligne un contexte de « dégradation de l’accueil réservé aux demandeurs d’asile dans notre pays ». Il indique ensuite que la réforme de la carte ADA est « très préjudiciable » aux demandeurs d’asile et qu’elle « affecte lourdement leur quotidien alors que des solutions alternatives moins attentatoires à leurs droits existent ». Il regrette ainsi que la carte de paiement ne soit pas semblable aux cartes bancaires de droit commun, limite l’accès aux commerces de proximité, complique certaines dépenses quotidiennes exigeant des espèces, et entraîne de grande difficultés pour le paiement des loyers des demandeurs d’asile hébergés par des particuliers. Plus généralement, le Défenseur des droits souligne les complications quotidiennes qu’entraîne l’absence d’espèces, notamment pour ceux qui vivent à la rue. Des refus de paiement au moyen de cette carte ont par ailleurs été relevés dans certains magasins, suite à des factures leur ayant été adressées pour le paiement de frais inattendus liés à l’utilisation de la carte : ces frais ont été remboursés par la suite, mais certains commerces refusent encore cette carte.

Le contexte d’élaboration de cette réforme est également critiqué, celle-ci ayant été annoncée sans que « les associations et opérateurs du secteur » n’aient pu « suffisamment faire entendre leurs propositions ». Dans la seconde partie de sa décision, Jacques Toubon souligne que l’ « on peine à mesurer la portée de l’expérimentation » menée en Guyane et présentée comme concluante par le ministère de l’Intérieur et l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII). Il répond aux arguments des pouvoirs publics en qualifiant de « discutables » les objectifs présentés. La réforme, en réalité motivée par des enjeux budgétaires qui n’ont cependant jamais été présentés ni débattus (voir notre communiqué de presse du 16 septembre 2019), fait ainsi peser « des contraintes disproportionnés au regarde l’objet poursuivi ». 

La seconde décision aborde plus largement la question des conditions matérielles d’accueil. Le Défenseur des droits déplore une situation de « saturation notoire du dispositif national d’accueil » (voir notre article de newsletter de mai 2020) et note « de graves défaillances dans la perception de l’ADA » ainsi que « des procédures abusives de retrait des conditions matérielles d’accueil ». Il cite plusieurs décisions de justice à l’appui de sa démonstration, notamment une décision marquante rendue par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) le 2 juillet 2020.

Cette affaire portait sur la situation de plusieurs étrangers qui, au cours de leur procédure d’asile entamée en 2013, s’étaient retrouvés pendant de longues périodes empêchés d’enregistrer leur demande et donc de bénéficier des conditions matérielles d’accueil liées au statut de demandeur d’asile. Le versement de l’allocation dédiée ayant été ensuite tardif, les requérants s’étaient retrouvés sans ressource pendant plusieurs mois. Au regard de ces éléments, la Cour a conclu que les autorités françaises ont manqué à leurs obligations prévues par le droit interne et doivent être tenues pour responsables des conditions dans lesquelles se sont trouvées ces personnes. Elle conclut que les requérants ont été victimes d’un « traitement dégradant témoignant d’un manque de respect pour leur dignité et que cette situation a, sans aucun doute, suscité chez eux des sentiments de peur, d’angoisse ou d’infériorité propres à conduire au désespoir ». En conséquence, la France est condamnée pour violation de l’article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (interdiction de la torture et des peines et traitements inhumains et dégradants).

La portée de cet arrêt semble cependant assez limitée concernant la situation actuelle puisque la Cour précise que les changements législatifs intervenus depuis 2013 ont modifié la situation (l’accès à l’enregistrement des demandes étant désormais, sauf exception notamment en Ile-de-France, plus rapide), ne reconnait la violation de l’article 3 qu’au regard de période très longues sans ressources (pas applicable pour l’un des requérant qui a attendu deux mois pour voir son allocation versée) et pour des personnes ne bénéficiant d’aucune condition d’accueil (pas applicable à des demandeurs d’asile sans hébergement mais touchant l’ADA). Elle base par ailleurs sa décision sur le fait que l’État n’a pas respecté les dispositions imposant un enregistrement rapide figurant dans son droit interne, ce qui exclurait les nombreuses situations actuelles où l’absence de conditions matérielles d’accueil résulte de décisions de retrait, de refus ou de suspension prévues par la loi.

Cette condamnation est malgré tout notable puisqu’elle constate la violation de l’un des droits fondamentaux les plus solidement protégés par le droit européen et international. Elle rappelle que les insuffisances du système d’accueil des demandeurs d’asile perdurent depuis de nombreuses années, alors que les autorités devraient y apporter des réponses urgentes au regard des enjeux humains considérables et du nombre important de personnes concernées. Dans ses décisions, le Défenseur des droits demande ainsi au ministre de l’Intérieur et au directeur général de l’OFII de « rendre des comptes données à [ces recommandations] dans un délai de deux mois ».