Alors que la situation à Kaboul est toujours aussi difficile qu'imprévisible au quotidien sur le plan sécuritaire, la Cour nationale du droit d’asile (CNDA), première juridiction administrative de France par le nombre de décisions rendues sur l’appréciation des demandes d’asile, vient de publier le 19 novembre dernier, ses conclusions dans une audience spécifique (nommément la « Grande formation ») sur deux affaires afghanes. 

Dans ces deux décisions, la Cour nationale du droit d’asile considère que le niveau de violence régnant à Kaboul ne justifie pas à lui seul le fait d’attribuer une protection internationale pour les demandeurs d’asile afghans qui y vivent ou qui doivent y transiter pour rentrer dans leurs régions d’origine : "La violence aveugle prévalant actuellement dans la ville de Kaboul n'est pas telle qu'il existe des motifs sérieux et avérés de croire que chaque civil qui y retourne court, du seul fait de sa présence dans cette ville, un risque réel de menace grave contre sa vie ou sa personne". 

Ces deux décisions constituent un revirement radical de la jurisprudence en vigueur concernant l’étendue des motifs possibles de reconnaissance de la protection subsidiaire à des demandes d’asile d’Afghans en France. 80 % des Afghans protégés par la France obtiennent une protection subsidiaire, en particulier du fait du niveau de violence qui ne risque guère de se réduire dans la perspective du retrait annoncé des forces américaines, de la présence constante des Talibans, de la faiblesse structurelle de l'armée et de la police nationale afghane et de l'impasse actuelle où se trouve le processus de négociations intra-afghans. 

Selon les dispositions de la directive européenne "Qualification" (art. 15, point c), la notion du niveau de violence aveugle doit s'interpréter au sens large. La Cour de Justice de l'Union européenne n’a donné aucune orientation en matière de critères d’évaluation du niveau de violence dans un conflit armé. La typologie entre violence aveugle de faible/moyenne/intensité exceptionnelle qui est faite par la CNDA est donc questionnable, tout comme la méthode et les paramètres ou indicateurs (trop flous) qui permettent d’apprécier ce degré de violence aveugle.

De son côté, le Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) plaide pour que les juridictions nationales adoptent une démarche quantitative et qualitative pragmatique, globale et prospective. Selon les lignes directrices du Bureau européen d’appui en matière d’asile, le HCR « attire l’attention sur la prudence dont il faut faire preuve en traitant des statistiques, en raison de la variété des méthodes et des critères utilisés dans la collecte de données, de la sous-déclaration des actes de violence, et de l’importance du champ d’application géographique et temporel à l’aune desquels les incidents sont considérés ». Cette approche a été diversement suivie dans les deux décisions.

Quant à la dimension prospective dans l’analyse de ces deux décisions, elle est complètement absente. Le contexte sécuritaire afghan devient de plus en plus tendu, malgré l’amorce d’un dialogue inter-afghan initié à la Conférence de Doha au Qatar, en septembre 2020. Le dialogue piétine notamment en raison d’une absence de consensus sur la méthode à suivre pour avancer dans les négociations. À cela, s’ajoute la donne de la politique étrangère américaine, qui souhaite poursuivre son désengagement militaire déjà décidé sous la présidence d'Obama, avec le retrait graduel des troupes américaines, alors que l’armée et la police nationale afghanes souffrent toujours des mêmes maux (désertion, manque de formation). Le manque de perspective d’une sortie de crise politico-sécuritaire ne semble guère favorable à un réel processus de négociations intra-afghan. Sur le terrain, parallèlement aux négociations de Doha, le gouvernement afghan et les talibans s’affrontent, avec des actions armées visant clairement à influer sur les négociations de transition, sans compter le rôle pragmatique et opportuniste des chefs de guerre (Abdulrashid Dostom, Ismaïl Khan, Atta Mohamed Nour) dans cette transition.

La CNDA ajoute en outre que « l’impact de ces attentats n’est pas de nature à contraindre les civils à quitter leurs foyers et la ville de Kaboul », ce qui est encore plus questionnable sur le fond. Certains civils ont fait le choix de partir consécutivement à des incidents de sécurité, y compris des attentats. Dans une récente déclaration publique du 5 novembre 2020, l’Inspecteur général américain pour la reconstruction en Afghanistan (SIGAR), mentionnait que 2 561 civils avaient été directement victimes du conflit et de la violence sur la période de juillet-septembre 2020, incluant 876 décès de civils, soit une hausse de 43 % par rapport à la période d’avril à juin 2020. L’analyse de deux chercheurs reconnus sur l’Afghanistan, Adam Baczko et Gilles Dorronsoro, vont dans le même sens : « contrairement à ce qu’allèguent les juges assesseurs, il est indiscutable qu’un habitant de Kaboul court, « du seul fait de sa présence, sur le territoire, un risque réel de subir une menace grave et individuelle » (Le Monde, 28 novembre 2020).

Sous couvert d’harmonisation des jurisprudences entre les États de l’Union européenne, les deux décisions de la CNDA du 19 novembre 2020 démontrent avant tout une volonté nette de resserrer le champ de l’application de l’article L.712-1c) du CESEDA, avec, malheureusement, une utilisation partiale (et partielle) des informations disponibles sur le plan sécuritaire, ainsi que le recours à une méthode argumentative qui ne remplit pas totalement les critères de l’article 15.1 de la Directive « Qualification » et les lignes directrices du HCR en la matière. Sur des points importants, les sources brillent par leur absence. Le moment choisi pour cette appréciation interroge également, alors qu’aucun indicateur objectif ne permet de prédire une amélioration de la sécurité en Afghanistan à court ou moyen terme.

Nordine DRICI

Directeur du cabinet d'expertise et de conseil ND Consultance