Asile et immigration : pour une politique publique sérieuse, il faut un état des lieux précis
À l’issue du premier « comité interministériel de contrôle de l’immigration », remis en place par un décret du 22 janvier 2025 et qui s’est tenu mercredi 26 février, un communiqué de presse a été publié par le Premier ministre François Bayrou. Les quelques chiffres évoqués au début de ce texte illustrent la place grandissante des postures approximatives, au détriment d’une approche précise (nécessairement plus complexe) fondée sur des éléments objectifs, tendance générale que l’on pourrait qualifier de « populiste », qui nourrit une forte inquiétude quant au sérieux du débat public dans ce domaine.
Une « pression migratoire » estimée à partir d’un chiffre inexpliqué
Pour démontrer que « la pression migratoire exercée sur le continent européen et sur le territoire national reste élevée », le Premier ministre indique en effet dans ce communiqué, sans plus de détail, que « la France a accueilli plus d’un demi-million d’immigrés supplémentaires, dont près de 160 000 demandeurs d’asile » en 2024.
Si l’extrême droite démontre régulièrement son incompétence sur ce sujet, pourtant au cœur de son programme, ou sa volonté de tromper les électeurs avec l’évocation de données erronées ou mensongères, il est préoccupant de retrouver une telle tendance dans un communiqué sous la signature du Premier ministre.
Qu’est-ce qui permet ainsi d’affirmer qu’un « demi-million d’immigrés supplémentaires » ont été « accueillis » par la France en 2024 ? Quelles données statistiques sont disponibles pour dresser un tel état des lieux qui semble ensuite fonder l’ensemble de l’analyse du communiqué (cette « dynamique migratoire » supposée étant la source de plusieurs difficultés énoncées) et justifier les mesures annoncées ?
Une confusion entre « immigrés » et « étrangers »
Si l’on parle bien des immigrés et non des étrangers, car ces deux termes ne sont pas synonymes, les dernières statistiques publiées par l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) remontent à 2022. Cette année-là, on a recensé 330 500 immigrés nouvellement arrivés en France. Il y a également des sorties d’immigrés, une donnée statistique pas encore disponible pour 2022, donc les immigrés entrés ne peuvent pas tous être considérés comme « supplémentaires » dans la population du pays. On ne retrouve donc pas dans cette source l’affirmation selon laquelle « la France a accueilli plus d’un demi-million d’immigrés supplémentaires » en 2024 (année pour laquelle, notons-le, nous ne disposons pas de données sur les immigrés).
Le Premier ministre commet donc une première erreur sémantique, confondant « immigrés » et « étrangers » en voulant évoquer la situation de ces derniers.
Par ailleurs, une autre confusion entretenue dans cette phrase porte sur le terme « accueilli ». La France accueille-t-elle un étranger en le laissant entrer régulièrement ? En lui accordant un droit au séjour ? En lui accordant des conditions d’accueil dignes ?
Si l’on prend la première hypothèse, on ne dispose que des données sur les visas long séjour accordés par les autorités (288 108 en 2024) qui ne couvrent pas l’ensemble des entrées. Ce n’est donc pas a priori cette statistique qu’évoque le communiqué du Premier ministre. La dernière hypothèse peut aussi être écartée car cela reviendrait à porter un regard qualitatif sur le sujet, ce qui n’est pas l’objet de la déclaration gouvernementale.
Les premiers titres de séjour ne constituent pas toujours un accueil durable de personnes « supplémentaires »
Le terme « accueilli » semble donc faire référence aux personnes que la France a autorisées à séjourner sur son territoire. On pourrait ainsi traduire cette phrase du communiqué en ces termes plus précis et exacts : « la France a autorisé plus d’un demi-million d’étrangers supplémentaires à séjourner, dont près de 160 000 demandeurs d’asile ». Mais même avec cette reformulation, qui semble la seule crédible, les chiffres évoqués ne correspondent pas vraiment aux données disponibles.
En 2024, les autorités ont délivré 336 710 premiers titres de séjour ; certains d’entre eux correspondent à des accueils qui doivent être temporaires comme les étudiants (109 270 premiers titres de séjour), les visiteurs (13 130), ou les travailleurs saisonniers (11 820). Les titres de séjour visant des installations a priori durables sur le territoire, au titre du travail, de considérations humanitaires ou pour des raisons familiales n’ont ainsi concerné que 202 490 personnes, À cette incertitude statistique s’ajoute une erreur d’analyse quand il s’agit de lier cette « pression migratoire » qui serait constituée par les étrangers accédant au séjour régulier et les problèmes évoqués notamment de sécurité et d’ordre public, dans lesquels les étrangers sont particulièrement sur-représentés lorsqu’ils sont dans une situation de précarité notamment provoquée par l’absence de droit au séjour.
On ne peut pas comptabiliser 160 000 demandeurs d’asile parmi les personnes « supplémentaires » que la France a « accueillies » en 2024
Ensuite, pourquoi inclure « près de 160 000 demandeurs d’asile » dans ce « demi-million » de personnes que la France a « accueillies » en 2024 ? Cette donnée semble faire référence aux 157 947 demandes d’asile enregistrées en 2024 au sein des Guichets uniques pour demandeurs d’asile (GUDA), mais ce chiffre regroupe des situations diverses.
26 995 de ces demandeurs sont en réexamen c’est-à-dire qu’ils ont déjà formulé une demande d’asile auparavant et ne peuvent donc être comptabilisés comme des personnes « supplémentaires » dans notre pays par rapport aux années précédentes.
Une partie importante des demandeurs d’asile sont aussi comptabilisés, souvent au-delà de l’année de l’enregistrement de leur demande, parmi les personnes ayant reçu un premier titre de séjour notamment parce qu’ils ont été protégés (51 380 adultes en 2024) ou parce qu’ils ont été régularisés à un autre titre. Additionner les primo-détenteurs de titres de séjour et les demandeurs d’asile pour évaluer les personnes « supplémentaires » « accueillies » en France revient ainsi à comptabiliser certaines personnes plusieurs fois.
Enfin, il est quelque peu déplacé de considérer que l’ensemble des demandeurs d’asile sont « accueillis » par la France. S’ils reçoivent bien une attestation de demande d’asile, permettant leur maintien sur le territoire pendant leur procédure d’asile (ou une partie de celle-ci seulement dans certaines situations), les demandeurs d’asile se voient de plus en plus souvent refuser ou retirer les conditions matérielles d’accueil (CMA). À la fin de l’année 2024, la base de données européenne Eurostat indiquait que 147 450 personnes étaient en cours de demande d’asile en France, et l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII) mentionnait dans une publication sur les réseaux sociaux que seuls 90 329 d’entre eux (soit 61%) bénéficiaient de l’allocation pour demandeurs d’asile qui concerne toutes les personnes éligibles aux CMA. Près de 40% des demandeurs d’asile ne bénéficiaient donc d’aucune condition d’accueil en France à la fin 2024. Parmi ceux y étant éligibles, seuls 64%, soit moins de 60 000 personnes, étaient hébergées dans un lieu du Dispositif national d’accueil adapté à leur situation.
Le niveau de la demande d’asile ne permet pas d’affirmer qu’elle est dévoyée
Les chiffres de l’asile (l’approximatif « 160 000 demandeurs d’asile » évoqué ci-dessus) sont interprétés comme « un niveau inédit qui confirme le dévoiement dont fait l’objet la procédure d’asile ».
Là aussi, ce raccourci posé comme une évidence démontre une vision biaisée du sujet : en quoi un haut niveau de demande, dans un contexte où les besoins de protection n’ont jamais été aussi importants à l’échelle internationale, illustre-t-il le « dévoiement » de la procédure d’asile ?
Le niveau de la demande d’asile doit d’abord être relativisé : la France n’était qu’au 16ème rang européen en 2023 si l’on rapporte les demandeurs d’asile à la population totale, (2 128 primo-demandeurs d’asile par million d’habitants) et jamais le monde n’avait connu autant de déplacements forcés de populations (qui se réfugient à 69% dans les pays voisins de ceux qu’elles fuient, principalement en Iran, en Turquie ou encore en Colombie). Dans ce contexte il est plutôt étonnant que la demande d’asile en France ne soit pas plus élevée, et même qu’elle ait connu une baisse de 10% entre 2023 et 2024.
Par ailleurs, un niveau de demande d’asile élevé ne dit rien du contenu des demandes et de la réalité des craintes en cas de retour évoquées par les requérants. Les instances de l’asile ont d’ailleurs tendance ces dernières années à estimer qu’elles sont de plus en plus fondées, le taux d’accord à l’Office français de protection des réfugiés et des apatrides (OFPRA) étant passé de 25,9% en 2021 à 38,8% en 2024. Au total, l’OFPRA et la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) ont protégé un nombre record de 70 225 personnes en 2024, reconnaissant ainsi qu’elles relevaient bien du cadre légal de l’asile.
Une statistique gouvernementale approximative et donc problématique
On peut penser que pour aboutir à l’ordre de grandeur « d’un demi-million », commode pour marquer les esprits et instaurer l’idée d’un ordre de grandeur (trop) important auprès de l’opinion publique, le Premier ministre a additionné les premiers titres de séjour délivrés en 2024 (336 710) avec l’ensemble des demandeurs d’asile enregistrés en GUDA (157 947) ce qui donne la somme de 494 657.
Mais, comme démontré auparavant, un tel calcul revient à additionner des données qui n’ont pas grand-chose à voir et qui par bien des aspects se recoupent et aboutissent à des doublons.
Un tel raccourci pourrait paraître anecdotique mais il illustre le manque de sérieux à propos des politiques migratoires. Comment peut-on envisager les bonnes orientations politiques si l’état des lieux initial n’est pas correct ? Pourquoi le défi de l’immigration n’est-il pas abordé en se référant à l’expertise disponible, notamment fournie par les chercheurs et les ONG, plutôt qu’en amenant des chiffres exagérés et mal simplifiés dans le débat public ?
L’asile et l’immigration sont des sujets sérieux et complexes, dégradés par des manipulations de chiffres et des approximations ; ils ne peuvent être abordés de façon raisonnée et raisonnable que sur la base de données vérifiées et d’informations documentées, loin des polémiques stériles et des coups de menton.
Pour participer à cette démarche d’une meilleure connaissance factuelle sur les enjeux d’asile, Forum réfugiés publie notamment chaque année un État des lieux de l’asile en France et en Europe dont l’édition 2025 sortira l’été prochain.
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