Vers une application élargie de la notion de « pays tiers sûr » ?
Le nouveau règlement européen sur la procédure d’asile, qui devrait s’appliquer au printemps 2026, reprend le concept de « pays tiers sûrs » tout en élargissant potentiellement son utilisation. Une application élargie du concept pourrait priver de nombreuses personnes de protection dans l’UE, en permettant leur renvoi sans examen au fond de leur demande d’asile.
Aux côtés du concept de « pays d’origine sûr », largement appliqué en France, le droit européen a également introduit la notion de « pays tiers sûr » qui n’a jusqu’ici pas été déclinée en droit national. Alors que la notion de « pays d’origine sûr » entraîne un abaissement des garanties procédurales pour les personnes qui y sont originaires, avec notamment un traitement de la demande d’asile en procédure accélérée, le passage par un « pays tiers sûr » peut mener au renvoi vers ce pays sans examen au fond de la demande de protection.
La directive 2013/32, dite « procédures », qui s’applique encore au moins jusqu’au printemps 2026, indique à son article 38 qu’un pays tiers (qui n’est pas le pays d’origine du demandeur) peut être considéré comme « sûr » lorsque :
- les demandeurs n’ont à craindre ni pour leur vie ni pour leur liberté en raison de leur race, de leur religion, de leur nationalité, de leur appartenance à un groupe social particulier ou de leurs opinions politiques ;
- il n’existe aucun risque d’atteintes graves au sens de la directive 2011/95 (dite directive Qualification) ;
- le principe de non-refoulement est respecté conformément à la convention de Genève ;
- l’interdiction, prévue par le droit international, de prendre des mesures d’éloignement contraires à l’interdiction de la torture et des traitements cruels, inhumains ou dégradants, y est respectée; et
- la possibilité existe de solliciter la reconnaissance du statut de réfugié et, si ce statut est accordé, de bénéficier d’une protection conformément à la convention de Genève. »
L’application de ce concept est subordonnée aux règles fixées par le droit national. Dans tous les cas, un examen de la situation individuelle de chaque demandeur doit avoir lieu, et ce dernier a le droit de contester la sûreté du pays en ce qui le concerne. Si le pays tiers ne permet pas l’entrée, les États ont l’obligation d’examiner les demandes au fond. Enfin, les États membres ont l’obligation d’informer régulièrement la Commission des pays tiers pour lesquels le concept est appliqué.
Pour sa part, le nouveau Règlement 2024/1348 issu du Pacte sur la migration et l’asile (pour une analyse de tout le règlement, voir notre article de mai 2024), régit le concept à l’article 59. Il entrera en application en juillet 2026. Les critères de désignation mentionnés plus haut y sont repris. En revanche, on ne parle plus d’une protection conformément à la convention de Genève, mais d’une « protection effective » telle que définie par ledit règlement à l’article 57. Même si le pays en question n’a pas ratifié le Convention, si les personnes exilées sont autorisées à rester sur le territoire dudit pays et ont accès à des moyens de subsistance suffisants pour maintenir un niveau de vie adéquat eu égard à la situation globale de ce pays tiers d’accueil, aux soins de santé, au traitement essentiel des maladies et à l’éducation, dans les conditions généralement prévues dans ce pays tiers, et qu’une protection effective est toujours disponible dans l’attente d’une solution durable, alors le pays en question sera aussi considéré comme offrant une protection effective. Ce dernier point reconnaît qu’il sera possible de renvoyer une personne exilée dans un pays tiers ne lui offrant pas les conditions d’une intégration réussie. Une évaluation individuelle sera toujours requise et le demandeur pourra toujours contester la désignation pour ce qui le concerne. Les droits des demandeurs sont restés inchangés.
Un point d’amélioration est le fait que le concept ne puisse s’appliquer que s’il existe un « lien de connexion entre le demandeur et le pays tiers en question, sur la base duquel il serait raisonnable qu’il se rende dans ce pays ». Cet élément ne sera plus laissé à la discrétion des États.
Malgré cette avancée, certaines dispositions soulèvent de fortes inquiétudes. C’est le cas du paragraphe 7 de l’article 59, établissant une présomption de pays sûr lorsque l’UE et un pays tiers sont parvenus à un accord selon lequel les migrants admis en vertu dudit accord seront protégés conformément aux normes internationales applicables et dans le plein respect du principe de non-refoulement. Ceci n’est pas sans rappeler l’accord UE-Turquie de 2016. Au vu de l’augmentation des accords de l’UE avec des pays tiers, une généralisation de l’application du concept est à prévoir.
En ce qui concerne la désignation d’un pays tiers comme sûr au niveau de l’UE, la Commission européenne examinera, avec le concours de l’agence de l’UE pour l’asile, la situation dans les pays tiers. Une procédure législative ordinaire devrait donc s’ouvrir afin qu’une liste de l’UE naisse, le règlement ne contenant jusqu’à présent aucune liste en annexe. Un État membre pourra également demander la désignation d’un pays comme sûr au niveau de l’UE et la Commission aura la tâche de rapidement examiner la demande.
La Commission pourra, par la suite, adopter des actes délégués concernant la suspension de la désignation d’un pays tiers comme « pays tiers sûr » au niveau de l’UE. Une suspension de la dénomination sera possible pour six mois (deux fois renouvelable de six mois). Elle devra entamer une procédure législative ordinaire dans les trois mois pour modifier le présent règlement et retirer un pays de la liste (article 63).
Pour ce qui est de la désignation à l’échelle nationale (article 64), un État membre pourra désigner un pays tiers comme sûr bien qu’il ne soit pas désigné comme tel au niveau de l’UE. Cependant, un État ne pourra désigner un pays tiers comme sûr si ce dernier fait l’objet d’une suspension à l’échelle européenne. Un État pourra néanmoins indiquer à la Commission que la situation a changé depuis la suspension et le désigner comme sûr si la Commission ne s’y oppose pas. En outre, le droit d’objection de la Commission sera limité à une période de deux ans après la date à laquelle le pays tiers s’est vu retirer la désignation de « pays tiers sûr ». Les États conservent donc beaucoup de pouvoir.
Bien que la directive soit remplacée par un règlement, l’utilisation du concept reste une possibilité, et non une obligation. Les États membres devraient donc pleinement assumer leur responsabilité internationale et veiller à ce que les pays tiers, qui accueillent la majorité des exilés de ce monde, ne portent pas seuls cette obligation.