La protection temporaire est appliquée dans les pays européens depuis mars 2022 dans le but de protéger les déplacés d’Ukraine, en vertu du droit de l’Union européenne. Toutefois, des pratiques disparates entre les pays ainsi que des divergences d’interprétation juridique sont observées, comme le soulignent des rapports récents du Conseil européen pour les réfugiés et les exilés (ECRE) et de l’Agence de l’UE pour l’asile. 

La directive relative à la protection temporaire a pour la première fois été activée en mars 2022 par une décision du Conseil de l’Union européenne, dans le but de protéger les déplacés d’Ukraine. La protection a été renouvelée jusqu’à mars 2025 puis, en juin 2024, la Commission européenne a proposé une prolongation d’une quatrième année, soit jusqu’en mars 2026, sur la base d’une nouvelle interprétation de la directive (voir nos articles sur le contenu de la protection et son futur).

Fin novembre 2024, le Conseil européen sur les réfugiés et les exilés (ECRE) a publié un rapport rassemblant les analyses, pays par pays, publiées dans sa base de données sur l’asile (AIDA) sur l’application de ce dispositif de protection temporaire en 2023. 19 États membres de l’Union européenne (UE) sont couverts, ainsi que la Serbie, la Suisse et le Royaume-Uni, qui appliquent des régimes similaires. Le rapport décrit les procédures de protection temporaire, y compris leur portée, l’accès à la procédure et les garanties pour les personnes vulnérables. Il couvre également les contenus de la protection, dont les droits au séjour, au regroupement familial, à la liberté de circulation, au logement, à l’éducation, à l’accès au marché du travail, à l’aide sociale et aux soins de santé.

ECRE constate que plus de deux ans après sa mise en œuvre, dans un contexte difficile, bon nombre d’ aspects positifs restent en place : dans la plupart des cas, le droit à un statut de protection est encore automatique et immédiat; les institutions et agences de l’UE continuent d’offrir leur soutien et d’encourager des pratiques harmonisées dans toute l’UE par le biais d’orientations opérationnelles, de financements et d’assistances sur le terrain; et les États membres maintiennent des pratiques qui favorisent l’accès aux droits fondamentaux. À l’automne 2024, plus de 4,1 millions de personnes bénéficiaient encore du statut de protection temporaire dans l’ensemble de l’UE.

Cependant, ECRE constate aussi que certains défis et lacunes persistent, et que d’autres sont apparus avec la prolongation de la protection temporaire. Premièrement, même après deux ans de mise en œuvre, il existe encore des interprétations divergentes, et donc des politiques et pratiques divergentes sur certains aspects de la protection et de la décision d’application du Conseil. Deuxièmement, des difficultés pratiques – et de plus en plus politiques – découlant entre autres d’une répartition inégale des bénéficiaires persistent, impliquant des capacités et des ressources très différentes à déployer par les États. Troisièmement, certains États ont limité l’accès à la protection et la portée des droits pour les ressortissants non-ukrainiens. Enfin, on observe une tendance générale à la diminution des allocations financières. Dans certains pays, l’accès à un logement adéquat, à l’éducation et à un emploi effectif demeure insuffisant, ou le manque d’accès s’est accru. Globalement, ces défis illustrent l’absence d’une perspective d’inclusion sur le long terme. Bien qu’une telle approche aiderait la population déplacée, elle demeure très sensible pour le gouvernement de l’Ukraine et d’autres parties prenantes.

Les divergences d’interprétation identifiées par ECRE existent aussi au sein d’un même État. Cela se reflète dans la jurisprudence des tribunaux des États européens sur l’application de la protection temporaire, compilée par l’agence de l’Union européenne pour l’asile (EUAA) et publiée en octobre 2024. Dans la majorité des affaires concernant l’application de la directive, les tribunaux nationaux ont été appelés à clarifier les critères d’éligibilité.

Les tribunaux ont examiné l’exigence de résidence en Ukraine au 24 février 2022. Ils ont conclu, par exemple en Autriche et en Belgique, que l’accomplissement de cette exigence ne devrait pas être affecté par une courte absence d’Ukraine au début de la guerre. Les tribunaux ont également examiné l’admissibilité à la protection temporaire des ressortissants ukrainiens qui sont titulaires d’une double nationalité. Les tribunaux hongrois et suisses ont considéré que les citoyens ayant une double nationalité n’étaient pas éligibles en raison de la possibilité de bénéficier d’une protection dans le pays de la deuxième nationalité. En mars 2023, néanmoins, le tribunal administratif de Tallinn a accordé des dommages et intérêts moraux et matériels à un citoyen ukrainien qui détenait un passeport russe après l’annexion de 2014. La cour a jugé que les autorités avaient à tort renoncé à son enregistrement pour une protection temporaire et l’ont renvoyé illégalement en Russie, au lieu de lui donner accès à une protection en tant que citoyen ukrainien. La cour a conclu que le bureau de police et de garde-frontières n’avait pas fourni au demandeur les renseignements exacts sur la protection temporaire et qu’il l’avait induit en erreur dans le processus de renonciation à son inscription pour une protection temporaire.

Pour les bénéficiaires de la protection temporaire dans un pays UE+ (c’est-à-dire l’UE, la Norvège et la Suisse) qui ont ensuite demandé une protection temporaire dans un deuxième pays UE+, le refus d’une nouvelle demande a été validé par un tribunal en Suisse, malgré la liberté de circulation prévue par la décision du Conseil.

Dans le cas de demandes simultanées de protection temporaire dans deux États membres, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) statuera sur les questions soumises par la Cour suprême tchèque concernant la possibilité de rejeter la seconde demande comme étant irrecevable. À ce jour, la CJUE n’a pas statué sur l’application de la protection temporaire.

Concernant les ressortissants de pays tiers avec un permis de séjour en Ukraine, une jurisprudence divergente des tribunaux néerlandais a conduit à deux renvois préjudiciels sur la durée de la protection en vertu de la directive sur la protection temporaire et de la directive sur le retour. Ces affaires sont aussi pendantes devant la CJUE. Côté français, le Conseil d’État a jugé que les ressortissants de pays tiers ayant un statut non permanent en Ukraine n’étaient pas éligibles.

En ce qui concerne l’accès à l’aide juridique et aux voies de recours, certaines juridictions ont précisé que si la directive sur la protection temporaire ne couvre pas expressément certains aspects procéduraux, les dispositions pertinentes en matière de protection internationale sont applicables parce que la protection temporaire est régie par les mêmes règles et principes.

En ce qui concerne l’interaction entre la protection temporaire et la protection internationale, les tribunaux nationaux de Bulgarie et d’Islande ont statué que, bien que la directive sur la protection temporaire prévoit le droit de demander une protection internationale à tout moment, l’enregistrement et le traitement des demandes d’asile pour les bénéficiaires de la protection temporaire doivent être suspendus jusqu’à ce que la protection temporaire expire en vertu du droit de l’UE.

La mise en place de la protection temporaire a permis aux personnes déplacées d’Ukraine d’accéder immédiatement à leurs droits. Ainsi, il y a eu moins de cas liés à l’accueil que sur les aspects d’éligibilité et procéduraux. Les affaires concernaient principalement l’accès aux prestations sociales au même niveau que les nationaux, et l’accès à la nourriture et au logement. Les tribunaux administratifs polonais ont précisé que les bénéficiaires de la protection temporaire ont droit à des prestations nationales pour s’occuper de personnes handicapées ; mais ont adopté des points de vue divergents sur les preuves et la procédure pour évaluer si une absence de plus de 30 jours de Pologne peut conduire à la fin des prestations sociales. En Bulgarie, la Cour administrative suprême a statué que la fourniture de nourriture devait être reprise car la situation humanitaire l’emporte et que le manque de nourriture peut causer des dommages importants et irréparables.