Le concept de « pays tiers sûr » de nouveau en discussion dans le Pacte sur la migration et l’asile
Les propositions du Pacte européen la migration et l’asile rouvrent le débat sur l’application du concept de « pays tiers sûr ». Déjà présent dans le droit européen actuellement en vigueur, mais d’application facultative pour les États, ce concept pourrait devenir obligatoire et remettre en cause l’accès au droit d’asile sur le territoire de l’Union européenne.
Le concept de « pays tiers sûr » est actuellement encadré par la directive européenne n°2013/32/UE du 26 juin 2013 relative aux procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale (dite « directive Procédures ») et plus particulièrement par son article 38 qui détaille sa définition et ses conditions d’application.
Les États membres peuvent appliquer le concept de pays tiers sûr « si les autorités compétentes ont acquis la certitude » que les demandeurs n’ont à craindre pour aucun des motifs de la Convention de Genève dans ce pays tiers ; que le principe de non-refoulement y est respecté conformément à la Convention de Genève de 1951 ; que l’interdiction de prendre des mesures d’éloignement en cas de risque de torture, de traitements cruels, inhumains ou dégradant y est respectée ; et enfin que le demandeur pourra solliciter dans le pays tiers une reconnaissance du statut de réfugié et d’en bénéficier conformément à la Convention de Genève. L’article prévoit également que les États membres définissent les conditions d’application du concept. Le droit national doit notamment encadrer l’appréciation du lien entre le demandeur et le pays tiers, et détailler les modalités d’examen individuel pour chaque cas. Enfin, l’article 38 donne la possibilité au demandeur de contester l’application du concept au motif que le pays tiers n’est pas sûr dans son cas particulier, ou de contester l’existence d’un lien entre lui-même et le pays tiers.
L’application de ce concept permet de déclarer irrecevables certaines demandes lorsque la protection pourrait être obtenue dans un pays tiers, sans procéder à un examen au fond. Plusieurs pays européens l’ont transposé dans leur droit national en désignant certains pays proches comme « sûrs » afin de pouvoir y renvoyer les demandeurs d’asile sans instruire leur demande, notamment la Hongrie à l’égard de la Serbie ou encore la Grèce à l’égard de la Turquie (dans le cadre de l’accord UE-Turquie de 2016).
Dans ses propositions de révision du régime d’asile européen commun (RAEC) formulées en 2016, la Commission européenne a proposé de transformer la directive en règlement (ce qui implique une application directe des dispositions dans le droit national) et modifié plusieurs dispositions de fond. Les débats ont notamment porté sur la définition du concept de « pays tiers sûr » et son application. La Commission souhaitait ainsi permettre d’appliquer le concept en cas de « protection suffisante » dans un pays tiers à l’UE, nouvelle notion qui ne garantit pas l’existence de conditions d’accueil, l’accès effectif aux procédures de protection et un statut permettant une intégration effective. De plus, le simple fait de transiter par ce pays tiers pourrait suffire à établir un lien pertinent existant entre le demandeur et le pays tiers sûr. Une liste commune devait également être établie pour harmoniser les pratiques des Etats membres. Les négociations entre les co-législateurs européens – le Parlement européen et le Conseil de l’UE – n’avaient pu permettre d’atteindre un accord commun sur ce texte.
À travers le nouveau Pacte européen sur l’asile et la migration, la Commission européenne présente de nouveau ce règlement Procédures sur la base de la proposition de 2016, en y ajoutant quelques amendements. La notion de « pays tiers sûr » et son application obligatoire par tous les États membres figure donc à nouveau dans la proposition en discussion, et son application est même élargie : les amendements de la Commission prévoient que les États membres pourront décider d’appliquer une procédure à la frontière ou une procédure accélérée pour les personnes venant d’un « pays tiers sûr ». La Commission renouvelle également son souhait de mettre en place une liste européenne de pays tiers sûrs, évoquant notamment les pays de Balkans occidentaux.
La définition et l’application élargies du concept de pays tiers sûrs posent de nombreuses interrogations en matière d’accès au droit d’asile et de respect des garanties procédurales. Son application actuelle démontre déjà un impact important sur les demandeurs d’asile. Un rapport du Parlement européen soulignait en 2016 que l’application croissante des concepts de « pays d’origine sûr » et de « pays tiers sûr » dans le cadre de procédures accélérées et à la frontière augmentaient le risque pour les demandeurs d’asile d’être exposés à des procédures expéditives qui ne garantissent pas un examen approprié de leurs besoins de protection, en particulier lorsque l’accès à une assistance et une représentation légale ne peuvent être garanties. De son côté, le Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés souligne également dans une note d’analyse sur les procédures d’asile à la frontière publiée le 15 octobre 2020 que l’accent doit être mis sur l’examen sur le fond de la demande au lieu de considérations liées au concept de « pays tiers sûr » qui entraînent des procédures inefficaces, transfèrent la responsabilité sur des Etats non européens aux systèmes d’asile moins développés et entraînent une érosion global du système de protection internationale. Le Conseil européen pour les réfugiés et les exilés (ECRE) rappelait également dans une note de 2017 que le droit international des réfugiés ne prévoit pas l’application obligatoire de ce concept et dérive d’une interprétation floue de la Convention de 1951 indiquant que le demandeur d’asile ne peut avoir le choix de son pays d’asile et devrait demander une protection dès que cela possible. Si le concept de pays tiers sûr est considéré comme un moyen de réduire la pression sur les systèmes d’asile des Etats membres de l’UE, son application élargie, voire obligatoire, risque de réduire les garanties procédurales pour les demandeurs d’asile, de restreindre l’accès au droit d’asile, et d’augmenter la responsabilité de l’accueil dans des zones géographiques déjà déstabilisées.
Ce retour d’un concept renforcé de « pays tiers sûr » dans le cadre du Pacte sur la migration et l’asile constitue donc un point de vigilance particulier, qui devra être discuté avec la plus grande attention par les États membres et le Parlement européen dans le cadre du processus d’adoption des textes proposés par la Commission.
Le concept de « pays tiers sûr » ne doit pas être confondu avec celui de « pays d’origine sûr ». Ce dernier est également défini par la directive procédures dans son annexe 1 et désigne un pays dans lequel « lorsque, sur la base de la situation légale, de l’application du droit dans le cadre d’un régime démocratique et des circonstances politiques générales, il peut être démontré que, d’une manière générale et uniformément, il n’y est jamais recouru à la persécution telle que définie par l’article 9 de la directive 2011/95/UE, ni à la torture, ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants et qu’il n’y a pas de menace en raison d’une violence aveugle dans des situations de conflit armé international ou interne ». Le concept de « pays d’origine sûr » concerne donc le pays d’origine du demandeur d’asile et non pas un pays tiers dans lequel il aurait transité. Il entraîne des conséquences procédurales sur l’examen de la demande d’asile, mais ne dispense pas les États d’un examen au fond des craintes en cas de retour (contrairement au concept de « pays d’origine sûr »).
Photo d'illustration : ©European Parliament