C’est dans le cadre de l’article 78, paragraphe 3, du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (UE) que la Commission a décidé de proposer ces mesures au vote du Conseil de l’UE (une simple consultation du Parlement européen étant prévue dans le cadre de cette procédure). Cet article permet en effet d’adopter des mesures provisoires lors de situations migratoires d’urgence aux frontières extérieures de l’UE. La Commission justifie l’activation de cette disposition au regard de la « situation d’urgence caractérisée par un afflux soudain de ressortissants de pays tiers qui ont été instrumentalisés par la Biélorussie à des fins politiques ». Elle répond également à une demande des États membres de pouvoir recourir à des mesures provisoires pour mieux gérer la situation. Les trois pays ont en effet observé une augmentation des arrivées, avec 7 831 ressortissants de pays tiers entrés de manière non autorisée au 21 novembre 2021 contre 257 en 2020 selon les données de la Commission. Le nombre de demandes d’asile a également augmenté dans les trois pays avec 2 676 demandes en Lituanie, 579 en Lettonie et 6 730 en Pologne. Par ailleurs, plus de 40 000 tentatives de franchissement de la frontière ont été stoppés par ces Etats, et la Commission estime que 10 000 migrants bloqués en Biélorussie qui pourraient arriver ces prochains mois. Les déclarations d’état d’urgence et les mesures adoptées par les trois Etats ces derniers mois n’ont pas permis de répondre aux enjeux de la situation : dégradation de la situation humanitaire, refus d’accès à la procédure d’asile, violence et décès de migrants, suppression de garanties procédurales importantes en matière d’asile en violation avec le droit européen (voir notre article d’octobre 2021) .

En complément des actions diplomatiques pour limiter les arrivées, du soutien des agences européennes et d’une aide financière européenne, les propositions de la Commission visent donc à améliorer cette situation dans le respect du droit. La Commission souligne que ces mesures vont au-delà de celles prévues dans la directive Procédures en cas d’arrivée d’un grand nombre de ressortissants de pays tiers, et visent dans ce cas à faire face à « une situation spécifique d’instrumentalisation de migrants, sans porter atteinte au droit d’asile ni au principe de non-refoulement ». Ces mesures sont donc de nature extraordinaire, et devront s’appliquer pendant une période de six mois, sauf prolongation ou abrogation, aux ressortissants de pays tiers qui sont entrés de manière irrégulière en UE depuis la Biélorussie et se trouvant à proximité de la frontière ou se présentant aux points de passage frontaliers.

Les mesures de la Commission s’articulent autour de quatre axes : les dérogations à la directive Procédures, les limitations des conditions matérielles d’accueil, les dérogations à la directive Retour, et le soutien opérationnel.

En matière de garanties procédurales, les trois États pourront prolonger la période d’enregistrement des demandes d’asile jusqu’à quatre semaines, au lieu de trois à dix jours comme prévu dans la directive Procédures. Ils peuvent également appliquer la procédure d’asile à la frontière, recours compris, dans un délai de 16 semaines maximum à tous les ressortissants de pays tiers sauf si le soutien médical ne peut être garanti à ceux ayant des besoins de santé particuliers. Les décisions pourront porter sur l’admissibilité et le fond de la demande. Le droit au recours et son caractère suspensif seront également restreints. Par ailleurs, les demandes fondées et celles des familles avec enfants doivent être priorisées. Plusieurs problématiques se posent dans ces propositions. L’élargissement du champ d’application de la procédure à la frontière (sur le type de décision et les personnes concernées) risque d’accroître et de généraliser la privation de liberté dans le cadre d’une demande d’asile sans exception pour les personnes vulnérables comme définit dans la directive Procédures (victime de traite des êtres humains, de torture, femmes enceintes, mineurs non accompagnés, personnes avec des troubles mentaux). De plus, les directives Procédures et Accueil sont applicables dès que le ressortissant exprime son intention de déposer une demande d’asile. Donc, malgré la prolongation de la période d’enregistrement, les demandeurs devraient bénéficier des dispositions et des garanties prévues dans le cadre légal européen.

En matière de conditions d’accueil, les trois États pourront déroger à la directive Accueil et mettre en place des modalités d’accueil matériel temporaires si elles couvrent les besoins fondamentaux (nourriture, eau, vêtement, aide médicale, abri temporaire et adapté aux conditions climatiques) dans le respect de la dignité humaine. C’est une dérogation importante aux mesures et garanties prévues dans la directive Accueil, qui incluent déjà des dérogations possibles pour une courte période, et ce durant une période qui peut durer jusqu’à 18 semaines.

En matière de retour, la Commission propose que les trois États puissent déroger à la directive Retour suite au rejet de la demande d’asile déposée dans le cadre de ces mesures exceptionnelles. Cette dérogation globale expose les personnes à des risques importants de violation de droits en matière de refoulement, de privation de liberté, d’accès aux soins médicaux et à une aide juridique, de garanties procédurales, tous encadrés par la directive Retour.

Enfin, la proposition renouvelle le soutien apporté par les agences européennes notamment le Bureau européen d’appui en matière d’asile (EASO), nouvellement Agence européenne pour l’asile, ainsi que Frontex dans la gestion des frontières et les opérations de retour, et Europol dans le cadre de la lutte contre le trafic de migrants. La proposition souligne également la poursuite de la coopération entre toutes les parties prenantes en matière de partage de données et de statistiques pertinentes dans le cadre du réseau de préparation et de gestion de crise en matière de migration de l’UE (Blueprint)

Les différentes mesures proposées par la Commission auront donc un impact important sur l’accès au droit d’asile et les droits fondamentaux des migrants. La question posée par les associations, et notamment par le Conseil européen pour les réfugiés et les exilés (ECRE) est la pertinence de l’activation de l’article 78(3) au regard du faible nombre des arrivées, bien qu’en hausse, et de la mise en perspective des mesures par rapport au respect des droits humains. Le choix de la Commission de privilégier des mesures exceptionnelles au-delà des dérogations déjà rendues possibles par le régime d’asile européen commun se fonde sur « l’instrumentalisation des migrants » par la Biélorussie, donc sur une crise avant tout politique et diplomatique : ce motif est-il couvert par l’article 78(3) ? Par ailleurs, l’adoption de ces mesures permettra-t-elle une réelle amélioration de la situation des migrants compte tenu des positions adoptées par les Etats concernés, en particulier de la Pologne, de déroger au droit européen et international. Le Haut-commissariat des Nations unies aux droits de l’homme s’est récemment vu refuser l’accès aux zones frontalières par la Pologne. Les prochaines étapes de cette proposition sont la consultation du Parlement européen, et le vote par le Conseil de l’UE à la majorité qualifiée. En cas d’adoption, la décision devrait entrée en vigueur le jour suivant de sa publication au journal officiel de l’UE.

 

Photo d'illustration : © UNHCR/Natalia Prokopchuk