L’arrivée au pouvoir des Talibans à la mi-août 2021, suivie du départ des troupes américaines et de l’évacuation de nombreux ressortissants afghans et étrangers, constitue un nouvel épisode de l’histoire d’un pays marqué par plus de 40 ans de conflits et de crises humanitaires. Cette situation interroge à nouveau les possibilités de protection au titre de l’asile qui s’offrent aux Afghans menacés par les normes et pratiques instaurées par le nouveau gouvernement.

Pour les Afghans bloqués dans leur pays d’origine, ou ceux réfugiés dans les pays voisins, l’accès à une protection au titre de l’asile dans un État européen suppose le développement de voies légales d’accès vers l’Europe notamment via les programmes de réinstallation (qui visent à transférer des réfugiés vulnérables depuis un pays de premier asile vers un autre pays où ils pourront s’intégrer durablement). Ces derniers offrent cependant des perspectives limitées : alors que le Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) estimait en juin 2021 que plus de 96 000 Afghans devaient être réinstallés, le sommet européen du 7 octobre 2021 consacré à la réinstallation n’a abouti à aucun engagement ferme des États de l’UE à ce sujet.  

Pour les Afghans déjà présents en France, l’application du droit d’asile devrait a priori permettre de leur assurer une protection durable dans le pays, d’autant qu’une suspension des éloignements vers l’Afghanistan a été annoncée par le gouvernement au cours de l’été. Si l’on ne peut éloigner en raison de la situation sécuritaire sur place, il semblerait logique de reconnaître qu’il existe des craintes en cas de retour nécessitant une protection au titre de l’asile. Pourtant, de nombreux enjeux juridiques rendent la situation plus complexe qu’elle n’y parait.

De nombreux Afghans sous procédure Dublin

De nombreux Afghans présents en France ont vu leur demande d’asile enregistrée sous procédure Dublin, souvent en raison d’un passage préalable par un autre État européen, ou ne sollicitent pas une protection auprès de la France par crainte d’être soumis à ce règlement. S’appuyant sur les garde-fous juridiques auxquels sont soumis les États européens, et qui font normalement obstacle à un retour en Afghanistan, le ministère de l’Intérieur a indiqué mi-septembre 2021 qu’il « n’y a pas de raison, a priori, pour interrompre les transferts Dublin ». Dans une décision du 24 septembre 2021, la Cour administrative d’appel de Paris a confirmé la légalité du transfert Dublin d’un Afghan vers la Bulgarie : l’application du règlement Dublin semble donc se poursuivre sans obstacle juridique majeur et sa suspension ne pourrait venir que d’une décision politique (comme celle prise par l’Irlande à la mi-août, afin d’assurer une protection rapide et effective des Afghans présents dans le pays).

Au lieu de voir leur demande d’asile instruite par la France, plusieurs milliers de demandeurs d’asile afghans sont actuellement placés dans une situation d’attente d’un possible transfert vers un autre État européen.  La mise en œuvre du règlement Dublin constitue un obstacle important pour l’obtention d’une protection internationale en soumettant les demandeurs d’asile à des procédures administratives et juridiques longues et complexes, qui n’aboutissent à un transfert que dans 1 cas sur 10 environ. En l’absence d’harmonisation des pratiques en matière d’asile et d’éloignement, malgré un cadre juridique commun, la mise en œuvre du règlement Dublin peut avoir pour conséquence de diminuer les possibilités de protection et d’entraîner un retour forcé vers l’Afghanistan depuis un autre pays européen. Pour ceux dont la demande d’asile n’a pas encore été instruite, les chances d’obtenir une protection dans le pays de transfert sont extrêmement variables : parmi les 14 pays de l’UE ayant pris plus de 100 décisions de première instance concernant des Afghans, le taux d’accord varie de 1% en Bulgarie à 94% en Italie. Pour ceux dont la demande d’asile est rejetée, le risque d’éloignement vers l’Afghanistan demeure dans certains États n’ayant pas manifesté leur volonté de suspendre les retours ou ont même parfois indiqué qu’ils poursuivraient ces pratiques.

Une évolution incertaine de la jurisprudence

Pour les Afghans dont la demande d’asile relève de la responsabilité de la France, la suspension des éloignements ne s’accompagne pas d’une assurance d’obtenir une décision positive à leur demande d’asile. Alors que les instances de l’asile protégeaient presque systématiquement les Afghans jusqu’à l’automne 2020 – à l’exception des hypothèses légales justifiant l’exclusion ou le refus d’une protection, ou lorsque la nationalité du demandeur était contestée -, la Cour nationale du droit d’asile qui statue en appel sur les décisions de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) avait revu son appréciation sur la situation sécuritaire du pays et réduit le champ d’application de la protection subsidiaire (une protection qui complète la Convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés, et qui concernait près de 9 Afghans sur 10 protégés en 2020) dans une décision du 19 novembre 2020. La prise de pouvoir des Talibans, et les premiers éléments faisant état d’exactions et de violations des droits humains, laissaient présager un assouplissement de cette position afin d’élargir la protection des Afghans en France. Dans un communiqué du 30 août 2021, la CNDA a pourtant pris une position réduisant encore davantage les possibilités de bénéficier d’une protection subsidiaire : suite à l’analyse de son centre de documentation, la Cour indique que les conditions qui permettaient jusqu’ici d’accorder le bénéfice d’une protection subsidiaire ne sont plus réunies actuellement. Pour la Cour, le départ des troupes étrangères a mis fin à la « situation armée de conflit interne ou international » : les menaces auxquels peuvent faire face les civils ne résultant pas d’une telle situation, elles n’entrent pas dans cette hypothèse permettant d’attribuer le bénéfice de la protection subsidiaire. Une décision de la CNDA du 21 septembre 2021 laisse penser que la CNDA pourrait se tourner davantage vers d’autres hypothèses permettant le bénéfice de la protection subsidiaire, applicable aux personnes qui craignent des traitements inhumains et dégradants en cas de retour : elle considère dans cette décision que la vulnérabilité particulière du demandeur l’expose à de tels risques « dans le contexte de désorganisation générale qui affecte le pays ».

Si le communiqué CNDA du 30 août précise que les demandes « sont désormais examinées systématiquement sous l’angle de la convention de Genève », conformément à la loi, il apparait plus difficile pour un Afghan fuyant son pays de justifier de craintes liées à l’un des motifs de la Convention. Il faut pour cela démontrer qu’il serait personnellement exposé à un danger du fait de ses opinions religieuses, de son appartenance ethnique ou encore de son engagement politique. Une attribution large du statut de réfugié pourrait cependant intervenir au regard des menaces formulées par les Talibans envers ceux qui reviendraient au pays et pourraient être soupçonnés d’ « occidentalisation » (une opinion politique imputée justifiant la protection au titre de la Convention de Genève), mais cette appréciation n’a pas encore été retenue par les instances de l’asile. À l’OFPRA, les décisions prises depuis la rentrée laissent penser qu’une orientation plutôt protectrice est adoptée.

Enfin, l’un des enjeux en matière d’accès à la protection porte sur la question des réexamens : le changement de situation devrait permettre aux nouvelles demandes notamment formulées par des Afghans précédemment déboutés d’être jugées recevables par l’OFPRA. Une position protectrice de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII) qui attribue notamment les conditions matérielles d’accueil (CMA), est également attendue : la faculté de refuser les CMA dont il dispose dans cette hypothèse  ne devrait pas être utilisée afin de permettre aux Afghans de vivre dignement pendant le temps d’examen de leur nouvelle demande, et d’exprimer dans les meilleures conditions leurs craintes auprès des instances de l’asile.