Externalisation des demandes d’asile : plusieurs pays européens insistent, malgré les obstacles juridiques
Depuis quelques années, de nombreux États sont tentés par les politiques d’externalisation de l’asile, qui consistent à reporter l’examen des demandes vers des Etats tiers à l’Union européenne en élaborant des accords diplomatiques. Fin 2023, malgré un jugement de la Cour suprême britannique contre l’externalisation des demandes au Rwanda, certains États persistent dans leur volonté d’externaliser en élaborant des stratégies afin d’éviter les restrictions juridiques.
Depuis quelques années déjà, on constate une tentation grandissante et contagieuse des pays européens, mais aussi de l’Union européenne elle-même, à externaliser la mise en œuvre du droit d’asile vers des États tiers (voir notre article d’avril 2023). Ces orientations se heurtent cependant à d’importants obstacles juridiques.
Le 15 novembre 2023, la Cour suprême du Royaume-Uni a jugé que la politique visant à transférer au Rwanda les demandeurs d’asile entrés par bateau de manière irrégulière dans le Royaume est illégale. À l’unanimité, la Cour a constaté qu’il existe un risque réel, pour les demandeurs d’asile qui seraient envoyés dans ce pays, d’être renvoyés dans leur pays d’origine sans une procédure régulière. La Cour a confirmé la décision de la cour considérant que le Rwanda ne pouvait être considéré comme un pays tiers sûrs. Aucun renvoi n’a eu lieu à ce titre, la Cour européenne des droits de l’Homme ayant émis par le passé une injonction empêchant celles-ci jusqu’à la conclusion de l’action juridique au Royaume-Uni, et aucune n’aura donc lieu. Mais pour combien de temps ?
James Cleverly, le nouveau ministre de l’Intérieur britannique, a signé le 5 décembre 2023 un nouvel accord avec le Rwanda. Selon ce dernier, ce nouveau traité « répondra aux préoccupations de la Cour suprême en garantissant notamment que le Rwanda n’expulsera pas vers un autre pays les personnes transférées dans le cadre du partenariat ». Le texte doit désormais être ratifié par les parlements britannique et rwandais. Ce réajustement n’est pas du goût de Robert Jenrick, ministre de l’Immigration, qui a démissionné, non pas parce qu’il est contre l’externalisation, mais parce qu’il aurait souhaité conserver le premier accord et sortir des conventions internationales.
La décision de la Cour suprême britannique n’ébranle pas non plus la volonté de l’Italie. Le 6 novembre 2023, le pays a signé un accord avec l’Albanie dans le but de transférer vers ce pays les demandeurs d’asile secourus en Méditerranée par des navires italiens, à l’exception des mineurs, des femmes enceintes et des autres personnes vulnérables. À l’arrivée dans les centres, qui devraient relever de la juridiction italienne, les fonctionnaires italiens s’occuperaient des procédures de débarquement, d’identification, de contrôle, d’accueil et d’asile. Il est estimé qu’entre 3 000 et 36 000 personnes pourraient être prises en charge chaque année. Les migrants resteraient en Albanie le temps du traitement de leur demande d’asile, avant d’être éventuellement acceptés en Italie ou renvoyés dans le pays d’origine. L’objectif du gouvernement italien est d’être opérationnel au printemps 2024.
Suite à la décision du 15 novembre au Royaume-Uni, Antonio Tajani, le ministre italien des affaires étrangères, a défendu son accord en expliquant qu’il n’était pas comparable avec celui du Royaume-Uni et du Rwanda, car, selon lui, il ne prévoit pas l’externalisation de la gestion des demandes d’asile vers un pays tiers, ni de dérogations au droit international. De plus, il a été souligné que l’Albanie est un pays candidat à l’Union européenne (UE) et fait partie du Conseil de l’Europe.
Seuls les migrants secourus par les autorités italiennes en dehors des eaux territoriales européennes pourraient être transférés vers l'Albanie, une spécificité qui permettrait à l’Italie de ne pas entrer en conflit avec le droit de l’UE (le droit en vigueur ne prévoyant pas de procédures d’asile extraterritoriales). Ylva Johansson, la commissaire aux affaires intérieures, a d’ailleurs déclaré, d’après des informations d’Euronews, que « l’évaluation préliminaire [du service juridique de la Commission] est que cela ne viole pas le droit de l’UE, car c’est en dehors du droit de l’UE ».
De son côté, le Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) est à la recherche d’informations complémentaires de la part des autorités et a rappelé sa position de longue date : les transferts vers des pays tiers ne peuvent être considérés comme appropriés que si ces pays respectent pleinement les droits découlant de la Convention sur les réfugiés et les obligations en matière de droits de l’homme, et si l’accord contribue à partager équitablement la responsabilité de l’accueil des réfugiés entre les pays, plutôt que de la déplacer.
Pour sa part, Dunja Mijatović, la commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, a affirmé que l’accord entre l’Italie et l’Albanie « soulève plusieurs préoccupations en matière de droits de l’homme et s’ajoute à une tendance européenne inquiétante vers l’externalisation des responsabilités en matière d’asile », craignant un effet domino qui pourrait saper le système européen et mondial de protection internationale. Elle a par ailleurs indiqué qu’il y aura probablement une différence de traitement des demandes entre celles examinées sur le sol italien et celles examinées sur le sol albanais, et qu’il est crucial de coopérer à la création de voies sûres et légales qui permettent aux individus de rechercher une protection en Europe sans avoir recours à des voies de migration dangereuses et irrégulières.
Qui plus est, l’utilisation automatique de la détention est illégale, les conditions dans les centres risquent d’être contraires au droit de l’UE et au droit international, le détournement des opérations de recherche et de sauvetage vers l’Albanie va souvent constituer une violation du droit international de la mer (le port de débarquement devant être le port le plus proche), et il n’est pas évident que l’Albanie représente un lieu sûr (le pays ayant, entre autres, été rappelé à l’ordre sur la gestion de la traite des êtres humains il y a quelques années par le Conseil de l’Europe).
Cet accord fera aussi certainement l’objet d’une action en justice.
Tout comme l’Italie, l’Allemagne persiste dans son ambition d’externaliser, le parti libéral-démocrate envisageant une supervision par le HCR des procédures externalisées et un retour en Europe des personnes s’étant vues accorder une protection, contrairement au premier accord du Royaume-Uni.